Jamel Saber

« Casser les verrous » de l’économie de rente en Tunisie

En Tunisie, l’économie de rente a été plus forte que les idéaux de la « révolution 2011 »

L’économie de rente, connu aussi sous l’appellation anglophone «Crony capitalism» ou « Capitalisme de copinage » ou de « connivence », désigne un système dans lequel des acteurs économiques parviennent à nouer des liens privilégiés avec des décideurs politiques, afin de s’assurer une « rente de situation ». Ce système « d’extraction de rente » vient de loin. Et ce n’est pas dans une « culture » qu’il s’enracine, mais dans les relations naturelles entre pouvoir et argent dans la Tunisie précoloniale à ce jour.

L’économie de rente ne se cantonne pas au monde de l’entreprise uniquement, mais malheureusement contamine toute la société. Le verrouillage de l’économie produit une série de rentes de situation. Les contrôles administratifs, le pouvoir d’attribuer autorisation, licence, crédit, dédouanement offrent autant de possibilités de capter une portion de la rente.

L’économie de rente est une forme d’organisation naturelle, mais tout ce qui est naturel n’est pas forcément vertueux

Cette « économie de copinage » est visible, d’après Elyès Jouini, à travers le favoritisme et l’octroi d’autorisations administratives de faveur : agréments de transport public, agréments pour les cafés, bars, débits d’alcool et de tabac, fusils de chasse, agréments pour l’ouverture des pharmacies, commerces,…

Abolir la rente est un levier principal pour un nouveau modèle de développement en Tunisie

C’est le cas, également, selon lui, de la politique d’octroi de marchés publics, de licences d’importation ou de protection commerciale pour certains produits et pas d’autres, ou encore de crédits à taux bonifiés pour certains secteurs… Le danger de l’économie de rente est qu’elle revêt un caractère «légal», contrairement à la corruption ou à l’économie parallèle. Les dispositions qui la régissent sont traduites dans des lois, des décrets, des circulaires…

Grave : L’Etat tunisien est le principal rentier  !

Les politiques publiques sont utilisées dans le but de canaliser des rentes vers des groupes particuliers à travers l’octroi de licences d’importation ou de protection commerciale pour certains produits et pas d’autres, ou encore de crédits à taux bonifiés pour certains secteurs.

Conséquences l’économie de rente empêche une distribution convenable des richesses. Elle n’aide pas à l’enrichissement et à la consolidation des classes moyennes, pour tirer vers le haut les plus démunis, afin de rendre moins insupportable le fossé avec les plus privilégiés.

Casser en douceur les verrous de l’extraction de la rente, mais pas les rentiers

Il n’existe pas en Tunisie de rente pétrolière captée par une oligarchie (comme en Arabie Saoudite, Qatar et autres), qui permette avec un minimum d’investissements, de remplir les caisses de l’État, de bâtir des fortunes personnelles, d’importer les biens de consommation, et d’acheter la paix sociale.

Au cœur de ce dispositif, comme l’expliquait un jeune économiste, Anis Marrakchi, lors d’une conférence donnée en janvier 2019, se trouve le secteur bancaire : avec 26 banques publiques et privées (la France en compte 27). Normalement la Tunisie devrait disposer d’une offre bancaire stimulée par la concurrence, à la pointe pour gérer l’argent des Tunisiens et surtout pour financer l’économie. Or, c’est loin d’être le cas. Au contraire les services sont médiocres malgré des frais bancaires  astronomiques, et les conditions d’accès au crédit pour les entreprises sont dissuasives pour la majorité des entrepreneurs. Ce qui n’empêche pas une profitabilité record du secteur bancaire.

Le secteur banquier : un oligopole rentier tenue par des CarteLs famiLiaux

Et pour cause, quelques familles détiennent des participations croisées dans les principales banques et n’ont donc aucun intérêt à exacerber la concurrence. Selon  Benoit Delmas, correspondant du média français « Le Point ». Dans un article intitulé : « Tunisie, le cartel des banques », il alerte contre le fait que l’économie tunisienne est sous l’emprise de seulement 20 familles extrêmement riches. Elles contrôlent notamment le système bancaire (famille Mabrouk, B.Yedder et d’autres).

Ces cartels familiaux se servent des banques comme une réserve de liquidités privée. Pour garantir la solvabilité et la rentabilité de leurs activités. Les banques qu’ils possèdent leur donnent des prêts sans être très regardante. Elles détiennent également la plupart des grandes entreprises du pays, financées bien sûr en priorité.

l’économie tunisienne est sous l’emprise de seulement 20 familles extrêmement riches

L’Etat détient 37,6% de l’actionnariat total des banques tunisiennes, avec des participations dans 12 banques (2017) : STB, BNA, BH, BFPME, BTS, BFT,BTK, ZITOUNA BANK, AL BARAKA BANK, BTE, STUSID, BANK TUNISO-LIBYENNE. Avec l’État, qui doit s’endetter auprès des banques pour combler son déficit budgétaire, elles assèchent les ressources financières pour le reste de l’économie. L’Etat emprunte aux banques commerciales qui se refinancent auprès de la BCT.

Le code de l’investissement adopté 2016, en est un exemple frappant du « verrouillage de l’économie tunisienne ». Le décret d’application de mai 2018, de ce code supposé libérer l’investissement. Après que les lobbies s’étaient activés pour maintenir les verrous. Résultat : ce décret est le plus long de la législation tunisienne (222 pages) et liste 243 régimes d’autorisation et de licence.

à cause de la rente qu’il est souvent plus rentable d’importer que de produire

Dans une interview accordée au journal «Le Monde», publiée le 10 juillet 2019, Patrice Bergamini, Ambassadeur de l’Union européenne à Tunis, dresse un bilan des freins à la transition économique en Tunisie. Il ne cache pas son inquiétude face à un «système qui refuse d’évoluer économiquement». Bergamini déclare clairement : «Quand on parle de libre concurrence, loyale et transparente, c’est d’abord entre opérateurs tunisiens. Si l’on doit aider la transition économique, la forcer, la pousser, c’est parce qu’il y a des positions d’entente, de monopoles. Certains groupes familiaux n’ont pas intérêt à ce que de jeunes opérateurs tunisiens s’expriment et percent».

Pour l’ambassadeur de l’UE à Tunis, la résistance exprimée face à l’accord de libre-échange avec l’Union européenne en est un exemple concret. «Il y a encore ces apories-là qui font obstacle à la transparence et à la concurrence loyale. L’Aleca est prise pour cible parce qu’on craint cela. Or, les propositions monopolistiques sont un frein à l’émergence de nouveaux opérateurs économiques, mais aussi la porte ouverte à la corruption, aux prébendes et au marché noir». En révélant ses appréhensions, Bergamini résume l’économie de rente qui est en train d’étouffer le pays.

L’arme la plus efficace contre «l’économie de rente» reste encore la « vraie et bonne démocratie », où les abus sont mis en lumière et leurs auteurs punis

Il est important de préciser que la rente ne provient pas toujours des interventions de l’Etat. Elle peut aussi être générée par l’absence de son intervention (laxisme coupable). C’est le cas, par exemple, où la formation d’un cartel ou l’abus d’une entreprise en position dominante sont tolérées par l’Etat. Le coût pour la collectivité de la passivité de l’Etat et de l’absence d’une véritable autorité de la concurrence se compte en plusieurs milliards de dinars.

Plusieurs observateurs de l’économie tunisienne estiment que la réussite du Plan de relance économique est tributaire de la volonté politique de «faire la guerre» à l’économie de copinage, voire à l’économie de rente qui bloque, depuis des décennies, le développement de l’entrepreneuriat (via la mise en place d’un nouveau modèle de développement performant), favorise les inégalités sociales et régionales.

L’économie informelle étant désormais perçue, comme une réponse naturelle aux situations de monopoles et verrouillages générées par les rentiers

Du coup, l’économie informelle, diabolisée durant des années, n’est plus tenue pour première responsable de tous les blocages et dysfonctionnements de l’économie du pays. L’informalité étant désormais perçue, par ces mêmes observateurs, comme une réponse naturelle aux situations de monopoles et verrouillages générées par ce type d’économie.

Lors d’une longue interview accordée au quotidien La presse de Tunisie, Elyès Jouini évoque la dangerosité de ce type d’économie pernicieuse de rente :

la rente empêche l’accès des nouveaux entrants qui seraient peut-être plus efficaces, plus ingénieux et innovants

L’économie de rente génère l’iniquité des chances et sape, à titre indicatif, l’ascenseur social républicain

L’ex ministre des Finances Nizar Yaïche officiellement, dans une self-interview, diffusée le 8 juillet 2020 sur le site de son département, a pris les devants et pris une première mesure dans ce sens. Celle-ci a consisté en l’imposition des revenus des dépôts à terme (quelque 20 milliards de dinars) dont le taux de rémunération dépasse le taux d’intérêt moyen du marché monétaire diminué d’un point en pourcentage, à une retenue à la source libératoire au taux de 35%.

Faut reconnaître aussi pour l’histoire que le gouvernement Fakhfakh est le premier gouvernement à oser mettre le doigt sur le véritable mal de l’économie tunisien, en l’occurrence l’économie de copinage. Ce qui avait probablement accéléré entre autres sa chute (démission contraignante).

la solution serait d’élaborer un nouveau contrat social pour changer lentement l’extraction de la rente

Elyès Jouini considère que la solution serait d’élaborer un nouveau contrat social car, pour lui, « s’attaquer au système de rente en Tunisie, c’est du lourd ». Il conseille de ne pas « s’attaquer à la rente avec un char ». Mais plutôt d’expliquer que la plupart des Tunisiens en sont victimes, même au sein de la coalition dominante. Il s’agit de faire comprendre que traquer la rente peut être source de mieux-être pour tous, et d’un meilleur vivre-ensemble.

« S’attaquer au système de rente, c’est recentrer les attaques sur la source des maux et éviter qu’elles ne portent sur ce qui, au contraire, a permis jusqu’ici notre prospérité relative : notre industrie, nos industriels, nos entrepreneurs. Ce vent mauvais a malheureusement déjà commencé à souffler »,Traiter la collusion entre l’État et les milieux d’affaires demande une capacité politique à élargir le cercle de la transaction à d’autres acteurs (entre autres, ceux de l’économie informelle), à encadrer le secteur bancaire, à réorienter le modèle économique pour qu’il multiplie les possibilités d’initiative et d’emploi, à renégocier l’inscription de la Tunisie dans la division internationale du travail, sans désarmer l’État dans son rôle de régulateur et de garant du progrès social…

L’introduction de l’impôt sur le patrimoine (ISF en France) sera une réponse adéquate pour contrer fiscalement les rentiers

Et d’ajouter que le système rentier, a notamment conduit à une concentration de plus en plus grande de la richesse, constituant ainsi ou consolidant des patrimoines très élevés. Et puisqu’il n’y a quasiment pas de droits de succession en Tunisie (leur taux nominal est faible et les possibilités de contournement sont nombreuses), les situations acquises se perpétuent à l’infini au détriment de ceux qui n’ont accédé que depuis peu à l’espace économique.

La contribution de chacun selon ses moyens passe donc par la lutte contre la fraude, la limitation du régime forfaitaire aux micro-entreprises aux chiffres d’affaires très limités, et par la mise en place d’un « impôt sur le patrimoine », pour les patrimoines les plus élevés à l’instar de nombreux pays (tels que Colombie, France, Inde, Norvège, Pays-bas ou Suisse). On le retrouve même aux Etats-Unis dans les propositions de la sénatrice Warren.

L’ISF serait un objectif de justice sociale, de redistribution des richesses, et de servir de base de discussion dans le cadre de ce dialogue national

Les patrimoines élevés (supérieurs à plusieurs millions de dinars) progressent, en valeur, à un taux moyen de 16% par an. Un impôt de 0,5% sur un tel patrimoine correspond à un modeste taux d’imposition de 3% sur le revenu économique qui viendrait s’ajouter au traditionnel impôt sur le revenu. D’autre part, en ciblant les personnes et non les entreprises, un tel impôt n’aurait pas d’impact négatif sur l’activité économique. Taxer le patrimoine incite enfin à investir de manière plus efficace le patrimoine non productif.

Ainsi, outre la ressource additionnelle pour l’Etat, l’intérêt d’un tel impôt sur le patrimoine serait d’afficher ouvertement un objectif de justice sociale, de redistribution, et de servir de base de discussion dans le cadre de ce dialogue national.

Révision des lois décrets circulaires et autres, pour une libéralisation de l’économie, la proposition de Anis Marrakchi est un bel exemple à suivre (*)

L’arme la plus efficace contre «l’économie de rente» reste encore la « vraie et bonne démocratie », où les abus sont mis en lumière et leurs auteurs punis. Dorénavant donc plus jamais d’impunité totale en Tunisie. L’idéal serait, néanmoins, d’organiser un débat national sur un nouveau modèle de développement dans lequel toutes les catégories sociales, et tous les Tunisiens, partout où ils sont, trouvent leur compte.

 

 

( *) Lien en rapport sur les propositions d’articles de libération économiques, faites par Anis Marrakechi sur sa page Facebook le 29 juillet 2021: https://m.facebook.com/story.php?story_fbid=10227127944768249&id=1345761285

 

 

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