Avec plus de 500.000 adhérents, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la puissante Centrale syndicale, est un acteur incontournable de la scène politique tunisienne depuis sa fondation.
Dialogue national, négociations syndicales, grèves générales et autres, L’UGTT mène le bal et impose sa cadence. L’UGTT est affiliée à la Confédération internationale des syndicats libres puis, dès novembre 2006, à la Confédération syndicale internationale, ceci pour sa « casquette syndicale » à l’international.
Si le rôle premier d’un syndicat à l’international par définition est de défendre les intérêts professionnels d’une catégorie de personnes, mais l’UGTT « déborde » de ce champ d’action, ceci en rapport avec l’équation mouvante dans le temps du rapport de force avec le pouvoir en place, et aussi de la situation générale du pays.
Fondée le 20 janvier 1946 par Farhat Hached, leader syndicaliste assassiné le 5 décembre 1952, l’UGTT aura d’abord un rôle crucial à jouer dans la lutte pour l’indépendance. En 1956 l’UGTT, l’UTIC(patronat) et l’UNA (Union nationale des agriculteurs) s’unissent avec le Néo-Destour (d’Habib Bourguiba) pour créer un « Front national ».
Ce dernier raflera la totalité des sièges à l’Assemblée constituante chargée d’instituer la première République (dont 19 députés élus de l’UGTT), mais n’étaient plus que 2 sur les listes du « Rassemblement constitutionnel démocratique »(RCD) en 2009. Plusieurs personnalités issues de l’UGTT deviendront également ministres et les vases communicants entre syndicalistes et politiques se mettent en place.
Avec l’accession au pouvoir de Habib Bourguiba premier Président de la république tunisienne, la relation entre le parti-État et le syndicat historique se concrétise dans une forme de « quasi-bipartisme ». Bref c’était un « mariage de raison » du temps de Bourguiba. Par contre pour la période de la dictature sous Ben Ali, l’UGTT est progressivement « mise au pas ». La direction de la Centrale syndicale s’alignera, dès les années 90, sur les positions du régime et sera accusée de malversations, et d’inertie coupable.
Dans les années 2000, l’élection d’Abdessalem Jrad en tant que secrétaire général confirme cette tendance, jusqu’aux jours précédents le départ du dictateur déchu.
L’appel à une grève générale le 14 janvier 2011 permettra en effet de redorer quelque peu le « blason terni » du syndicat.
Mais “coup de tonnerre” le 17 janvier 2011, l’UGTT accepte de participer au gouvernement de transition de Mohamed Ghannouchi, malgré le maintien de ministres »RCDistes ».
Ainsi donc sans consulter au préalable la base, les trois syndicalistes Houssine Dimassi, Abdeljelil Bédoui et Anouar Ben Gueddour sont respectivement nommés ministre de la Formation et de l’Emploi, ministre sans portefeuille et secrétaire d’État auprès du ministre du Transport et de l’Équipement. 24 heures plus tard, ces derniers démissionnent face à la colère de la population refusant la présence de ministres membres du RCD aux postes-clés, et surtout sans consultations préalables intersyndicales.
Sa capacité de mobilisation lors de l’instabilité des premiers mois suivants le départ de Ben Ali en fait toutefois un acteur principal, consulté automatiquement et en premier lieu pour la composition des gouvernements de transition Ghannouchi 2 et Essebsi.
Souvent dans les rangs d’une opposition fortement affaiblie depuis les élections du 23 octobre 2011 et l’arrivée au pouvoir des islamistes, l’UGTT cherche à se repositionner et à maintenir son influence politique. Le « bras de fer » venant à la confrontation verbale voir même physique par moments avec les « disciples » d’Ennahdha est entamé.
Ainsi après avoir maintes fois critiqué le syndicat pour son rôle hautement politique, Rached Ghannouchi, leader du parti islamiste d’Ennahdha adopte un discours plus apaisé pour limiter les points de friction. Bref l’UGTT était donc un « rempart infranchissable » de l’islamisation dévastatrice et totale du pays, c’est en quelque sorte notre « sauveur ».
Depuis et à ce jour, l’UGTT est de tous les dialogues, de toutes les concertations et de toutes les négociations politiciennes et partisanes. Dans le bureau de Houcine Abassi, les leaders politiques, les responsables d’organisations ou encore les ambassadeurs se bousculent pour tenter de trouver une solution à la crise politique déclenchée depuis la mort de Mohamed Brahmi. « A force de faire de la politique l’UGTT ne fait plus de grève ou presque », s’amuse Najmeddine Hamrouni, membre du Conseil de la Choura d’Ennahdha et conseiller à la présidence du gouvernement.
Elle est même l’une des composantes du « Quartet du dialogue national » qui obtient le prix Nobel de la paix en 2015, ceci pour son succès dans la mission qui a abouti à la tenue des élections présidentielles et législatives, ainsi qu’à la ratification de la nouvelle Constitution en 2014.
Résultat au présent, en plus des missions revendicatives que les syndicats assument habituellement, L’UGTT participe à toutes les structures et à toutes les instances du débat national. Elle donne également son avis sur tous les dossiers politiques, économiques et sociaux les plans de développement, la législation du travail, la réforme du régime maladie, assurance, et autres dossiers socio-économiques, voire même des pourparlers directs avec les instances internationales, dont financières, Banque mondiale et FMI, et rencontres avec des hautes personnalités étrangères, récemment avec Bachar Al Assad à Damas. L’UGTT est co-signataire depuis le 13 juillet 2016 de « l’Accord de Carthage », qui représente la feuille de route pour la constitution d’un gouvernement d’Union nationale et la fixation de ses priorités,en vigueur à ce jour.
Pour assurer son autonomie et surtout son indépendance du pouvoir en place, les sources de financements de l’UGTT estimés à 25 MDT par an, proviennent principalement des cotisations, mais aussi elle est autorisée par ses statuts à recevoir des dons et des aides à condition que cela ne porte pas atteinte à sa liberté d’action.
Nabil Ourari, directeur de la législation du travail à la direction générale du travail au ministère des Affaires sociales indique, “qu’il existe juridiquement deux méthodes de financement pour les syndicats : soit les subventions à travers la CNSS soit les adhésions des affiliés. La part importante du financement provient des adhésions qui sont collectées par la retenue sur salaire moyennant un formulaire à remplir par l’affilié”. Et d’ajouter que “La problématique se situe au niveau du Chef du gouvernement qui doit donner l’ordre aux ministres pour activer cette procédure”, par circulaire à renouveler tous les ans .
Ce droit n’est accordé qu’à l’UGTT et pas aux autres syndicats, du-moins à ce jour, malgré le jugement contraire du tribunal administratif du 26/6/2015 (1) .
La Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) finance aussi les organisations professionnelles (UGTT – UTICA) via un fond géré par la CNSS au profit de la Présidence du gouvernement, estimé récemment à 184 MDT. Paru dans le Jort en date du 31 décembre 1974, c’est un document dont très peu de tunisiens connaissent même l’existence. Ceux qui le savent, et notamment les différents dirigeants de l’organisation patronale tunisienne et leurs alter ego au sein de la puissante centrale syndicale ouvrière n’en ont jamais révélé l’existence.
À cette date, il avait été décidé d’augmenter la cotisation patronale, au titre du régime de sécurité sociale (CNSS), de 0,5 % de l’ensemble des salaires, des rémunérations et des bénéfices reçus par les salariés. Elle concerne «tous les patrons adhérents obligatoirement à la CNSS, exclusion faite pour les bénéficiaires des privilèges de la loi du 27 avril 1972 … ».
Le paradoxe c’est qu’Ammar Youmbaï l’ex-ministre des Affaires sociale indique qu’en 2015, que l’UGTT avait un contentieux d’impayés chronique, de 4 MDT, relatif aux arriérés de cotisations sociales sur ses salariés qu’elle verse à la CNSS, réglé via ce fond par la gouvernance de Jomaa sous forme de subventions, et pareil au profit de l’UTICA pour 4,8 MT (2) .
L’UGTT possède et gère donc son patrimoine composé par un ensemble d’entreprises et de coopératives économiques et sociales. Ce sont principalement : L’Hôtel Amilcar (vendu en septembre 2011), L’Imprimerie de l’UGTT, La Société d’assurances et de réassurances El Ittihad, L’agence de voyage : Union Tunisienne du Tourisme (UTT), La coopérative de pêche(COSOUP).
Le syndicat dispose aussi de son propre journal (Echaâb). Le secrétaire adjoint de la centrale syndicale Sami Tahri précise que “le coût élevé de la nouvelle bâtisse inoccupée, que s’est offerte la centrale syndicale à la cité El Khadra à Tunis, est de 24 MDT, provenant du prix de la vente d’un terrain appartenant à l’UGTT et sis à Mohamed V, et à deux crédits bancaires pour un montant total avoisinant les 8 millions de dinars”.
Manifestement, en profitant de l’affaiblissement des gouvernements successifs depuis la révolution, l’UGTT a fini par imposer son emprise sur le pays, en se substituant à l’Etat et en se prenant pour le centre de tous les pouvoirs. Mais avec le temps la centrale syndicale a été prise dans le piège de ses propres contradictions, de sa volonté déclarée de consacrer son hégémonie sur la vie politique, économique, sociale et même culturelle du pays en appelant à l’annulation du spectacle de Michel Boujnah, programmé cet été par le festival de Carthage.
En voulant être le centre du pouvoir, elle refuse de recentrer son activité et d’être en cohérence avec son rôle originel, d’où parfois une fuite en avant dommageable. Je considère que l’UGTT, avec certains partis politiques, et la faiblesse des 7 Chefs de gouvernements successifs depuis 2011, cette forte centrale syndicale a une part de responsabilité dans l’instabilité politique, les difficultés économiques et le bouillonnement social qui menacent aujourd’hui le processus de transition démocratique.
Conséquences inéluctables de cette superpuissance syndicale surtout depuis 6 ans, le « ras le bol », avoué ou pas de certains politiciens, comme récemment celui entre autres, du Président « d’Afek Tounes » Yassine Brahim qui a déclaré, que « l’union syndicale publie des communiqués politiques plus que les partis politiques », et que « L’UGTT peut nier qu’il est une partie politique mais il est clairement une partie politique, qui participe dans les décisions pour le pays.
L’UGTT impose aussi aux Chefs de gouvernements d’être officiellement consulté ceci pour donner son “aval” (avis) préalable à la nomination des membres du gouvernement, et en plus d’exiger des remaniements ministériels, voire même l’éviction de ministres en exercices comme Said Aidi, Neji Jalloul et d’autres étaient victimes de ce Dictât syndical. Sans oublier l’ex-ministre Mohamed Fadhel Abdelkefi, remonté contre Bou Ali Mbarki SG adjoint de l’UGTT, qui a refusé même d’ouvrir des négociations avec lui pour la réduction de 25.000 fonctionnaires en 2017, ceci pour se conformer aux accords avec le FMI, ce dernier rétorquant sèchement que c’est une “ligne rouge”. Le comble, récemment à l’issue de sa visite « officielle » à l’hôpital régional de Kasserine, le SG de l’UGTT Noureddine Tabboubi a annoncé l’organisation prochaine, par la centrale syndicale, d’une conférence nationale à la recherche des solutions pour sauver le système de santé tunisien. Il se substitue donc au Ministère de la santé (3).
Mais à l’extrême certains avancent l’éventuelle préparation par ce syndicat d’un « Lech Walesa » local, pour gouverner le pays. Bref trop c’est trop .
Au final je considère que l’UGTT depuis 1946 à ce jour, utilise historiquement une « double casquette » de syndicat et de « parti politique non déclaré », avec des hauts et des bas, selon l’interprétation des uns et des autres, en bien ou en mal, voire même parfois avec des « dérapages ».
Je considère aussi que pour éviter dorénavant « l’hégémonie » faut recadrer les syndicats, en adoptant une nouvelle loi organique, comme en cours au Maroc, qui doit préciser les « limites du travail » syndical, définir l’équation à respecter entre droits et devoirs syndicaux, le minimum de service qu’il faut assurer pendant les grèves surtout dans le secteur public mais aussi privé, les financements autorisés et leurs natures, devises ou autres, et surtout son contrôle financier annuel à posteriori, de tous ses livres comptables par la « cour des comptes » ou autre instance indépendante à définir, le bilan doit être rendu public, ceci pour éviter les débordements et surtout la corruption.
Sans oublier au passage que certains reprochent toutefois à l’UGTT, une trop forte centralisation du pouvoir, une faible représentation des femmes, du secteur privé et de certaines régions comme le Sahel, ce qui nécessite un réajustement structurel interne pour corriger cette donne.
Mon présent article n’est absolument pas un réquisitoire contre L’UGTT, que je respecte au passage, voire même comme citoyen je lui suis redevable pour son combat à l’indépendance du pays.
Je suis donc bien loin d’être anti-UGTT, en général “antisyndicaliste” ni même “syndicalophobe”, au contraire je considère que l’UGTT depuis sa fondation était un véritable “contre pouvoir”, essentiel pour la pérennité de la paix sociale.
J’ai tout simplement par ma lecture essayé d’établir l’évolution de cette centrale via ses actions, en bien ou en mal, dans l’histoire contemporaine de la Tunisie .
Liens sources :